Comment il s'est mis à tuer...

par Laurent Chabrun, Eric Pelletier, Jean-Marie Pontaut, publié le 09/08/04 sur lexpress.fr

Face aux enquêteurs, le monstre des Ardennes est revenu sur ses crimes commis, à la fin des années 1980, dans la région d'Auxerre. Des dossiers non élucidés sont rouverts et les proches des victimes demandent des comptes à la justice.

Au fil des interrogatoires, les aveux glaçants du tueur en série Michel Fourniret, et notamment le récit de ses crimes dans la région d'Auxerre, traduisent une personnalité égocentrique, imperméable au remords et à la douleur des familles. Ses déclarations devant les enquêteurs belges et français détaillent, de façon quasi clinique, ses premiers pas dans le terrible itinéraire criminel au cours duquel il tuera à au moins neuf reprises. Des premières confessions, froidement livrées, qui permettent désormais de comprendre comment Michel Fourniret a fait ses débuts dans l'horreur.

C'est en octobre 1987, à sa sortie de Fleury-Mérogis, que Michel Fourniret s'installe discrètement à Saint-Cyr-les-Colons, un paisible village proche d'Auxerre. Il a définitivement quitté Clairefontaine-en-Yvelines, en région parisienne, où vivent encore sa deuxième femme et ses deux filles. Pendant sa détention - il a été condamné à sept ans de prison pour viols de mineurs et libéré après quatre années, dont trois de préventive - il a connu Monique Olivier, sa «visiteuse», rencontrée par une petite annonce passée dans un journal catholique. Elle est devenue sa compagne. Ils ont décidé d'avoir un enfant et de se marier. Ensemble, ils ont vaguement l'intention de monter un gîte rural à Saint-Cyr-les-Colons, pour accueillir les randonneurs des sentiers chablisiens...

Le couple prend ses quartiers dans une maison d'un étage à la façade anonyme qui, le long de la rue principale, s'ouvre sur la place de l'église. La bâtisse appartient au beau-père de l'ex-détenu, décédé deux ans plus tôt et inhumé dans le cimetière communal. Dans le village, on se souvient de Fourniret comme d'un homme discret allant chercher du lait à la ferme voisine, vivant de petits travaux de maçonnerie au noir. Aux yeux du monde, sa compagne n'existe pas. Fourniret impose en effet à Monique un véritable enfermement physique et psychologique. Elle ne sort jamais et reste pour les voisins un véritable fantôme.

Le 11 décembre 1987, la 304 sombre des Fourniret ralentit devant le collège Bienvenu-Martin, à la sortie ouest d'Auxerre. En cette veille de week-end, à la fin des cours, l'endroit est très fréquenté. Monique Olivier est au volant, son compagnon assis sur le siège passager. Celui-ci laisse aujourd'hui entendre, sans convaincre, qu'ils passaient là par hasard. «J'ai remarqué une jeune piétonne qui marchait dans le même sens que nous. Sans réfléchir, j'ai dit à Monique d'accélérer et elle m'a déposé un peu plus loin, raconte Fourniret aux enquêteurs d'une voix monocorde, le 30 juin dernier. J'avais pris un bidon d'essence dans la voiture.» Il demande à Monique d'aborder la collégienne pour lui indiquer son chemin. «La jeune fille a accepté de l'accompagner et Monique est revenue dans ma direction. J'ai fait le geste d'un auto-stoppeur. Monique s'est arrêtée et je suis monté à l'arrière, explique Fourniret. Comme à son habitude, Monique roulait lentement.»

Soudain, tout bascule: «J'ai saisi les cheveux de la passagère pour la maîtriser. (...) Nous sommes sortis de l'agglomération et, dans un chemin à l'écart, j'ai fait passer la jeune fille à l'arrière et j'ai pris le volant.» «Instinctivement», dit-il, il enclenche la sécurité enfant qui bloque les portières. «J'ai roulé sans but jusqu'à la tombée de la nuit et nous sommes retournés jusqu'à chez nous, à Saint-Cyr-les-Colons.» C'était la première fois, selon lui, que Monique était «témoin d'une telle situation». Fourniret entraîne sa victime «dans une chambre à l'étage de la maison». Il décrit alors ce qui se reproduira à plusieurs reprises dans sa longue course meurtrière: une tentative de viol et un blocage devant la résistance de l'adolescente. Et, comme une évidence, il ajoute: «La seule solution pour moi, pour me sortir de cette situation dans laquelle je m'étais mis, était de la tuer.»

Le couple porte le corps jusqu'à la voiture et roule plusieurs dizaines de kilomètres dans la nuit. «Sur la droite de la route, à un moment donné, je trouvai un ancien transformateur électrique, en brique rouge, désaffecté.» Fourniret affirme avoir jeté sa victime dans un puits de dispersion tout proche. Lors d'une deuxième audition, l'assassin donne même un détail géographique supplémentaire qui incite aujourd'hui les enquêteurs à restreindre leurs recherches à un triangle de quelques dizaines de kilomètres carrés, situé entre Auxerre et Migennes.

La jeune fille de 17 ans, timide et réservée, qui regagnait à pied son domicile, à 800 mètres de l'école, s'appelait Isabelle Laville. Ses parents s'étaient installés quelques mois plus tôt à Saint-Georges-sur-Baulche, une commune à la périphérie d'Auxerre. Les Laville ont vécu les aveux de Fourniret comme un nouveau coup de poing à l'estomac. «Je me suis revu dans les tout premiers jours, recherchant Isabelle, témoigne, les yeux rougis, son père, Jean-Pierre, qui était à l'époque directeur de supermarché. Dès les premières heures, j'étais sûr qu'il ne pouvait s'agir d'une fugue. Il était forcément arrivé quelque chose. Vous savez, elle nous quittait rarement, comme si elle ne souhaitait pas prendre sa liberté. Ma femme s'est rendue au collège, a appelé nos amis. Lorsque je suis rentré à la maison, vers 20 heures, j'ai repris la voiture. C'était l'un des tout premiers jours de décembre si froids. J'ai refait le chemin, cherché partout, même dans les jardins ouvriers et les bois environnants.» Au matin débutent des fouilles de grande ampleur. Gendarmes et policiers ratissent le terrain. Les pompiers sondent l'Yonne. Un hélicoptère scrute le ciel. La disparition d'Isabelle suscite une réelle émotion à Auxerre. Les membres du club de foot, notamment Guy Roux et Basile Boli, se mobilisent. En vain...

J'ai dû reprendre mon travail à Casino un mois après la disparition de ma fille. C'était ça ou le suicide», s'excuse presque Jean-Pierre Laville. Mais, désormais, c'est aussi la colère qui l'anime. A Auxerre, quelqu'un a systématiquement classé ce dossier, et pas par inadvertance, assure le père d'Isabelle Laville. Une enquête sérieuse aurait pu permettre de confondre Fourniret. Nous n'aurions peut-être pas pu sauver Isabelle, mais les autres?» Son avocat se montre encore plus incisif: «Une gamine disparaît un soir le long d'une route et on ne se pose pas la question de l'éventuelle implication d'un criminel sexuel habitant à quelques kilomètres de là», dénonce aujourd'hui Me Alain Behr.

L'indigent traitement judiciaire du «dossier» Isabelle Laville a été étudié de près à l'occasion d'une opération d'inspection générale que le ministre de la Justice a ordonnée au tribunal de grande instance d'Auxerre, en décembre 2001, après l'affaire Emile Louis. Les magistrats locaux n'avaient, en effet, pas non plus pris en compte les disparitions de jeunes handicapées mentales, attribuées depuis à cet autre tueur en série qui sévissait dans la région au début des années 1980. Du coup, l'Inspection des services judiciaires avait décortiqué tous les dossiers non élucidés, dont celui concernant Isabelle Laville.

Les enquêteurs ont alors constaté que l'affaire Laville avait été correctement gérée par le parquet d'Auxerre dans les premières semaines qui ont suivi la disparition de la jeune fille. Le substitut du procureur, Frédéric Clot, avait coordonné le travail de recherche des gendarmes, sollicité la presse locale afin que des avis de disparition soient publiés et personnellement suivi les investigations. Mais il n'avait, en revanche, pas ouvert d'information judiciaire et donc aucun magistrat instructeur n'avait alors été désigné pour poursuivre l'enquête. En conséquence, le dossier Laville a été classé, deux fois - autre bizarrerie du tribunal d'Auxerre. Une première fois le 14 janvier 1988, par le procureur André Ride lui-même, et une deuxième fois le 7 juin 1988, par le substitut Frédéric Clot...

L'Inspection des services judiciaires n'a, pourtant, pas relevé de faute de la part des magistrats d'Auxerre, qui n'étaient pas, à proprement parler, dans l'obligation d'ouvrir une information judiciaire. Aucun corps n'avait été retrouvé et l'hypothèse d'une fugue d'Isabelle Laville restait envisageable. Mais en refusant de donner à cette enquête les développements qu'elle méritait, la justice s'est mise dans l'incapacité de traquer Fourniret, un homme au casier judiciaire chargé, condamné aux assises pour des viols et des agressions sexuelles et placé sous le contrôle d'un juge d'application des peines après sa libération.

La famille Laville n'est pas la seule à demander des comptes à la justice. D'autant que l'ombre de Fourniret plane sur d'autres affaires non résolues.

Lorsqu'elle disparaît à son tour, le 8 juillet 1988, Marie-Angèle Domece souffre d'un léger retard mental et ne fait pas les 19 ans qu'elle s'apprête à fêter. Comme pour Isabelle, on perd sa trace un vendredi soir, à la sortie de son institution spécialisée d'Auxerre. Cette enfant placée par la Ddass s'apprête alors à prendre le train qui doit l'emmener chez sa nourrice, à Migennes, à 25 kilomètres de là. La révélation de l'implication des Fourniret dans l'assassinat d'Isabelle Laville a relancé ce dossier inabouti. D'autant que la tante de Marie-Angèle habite Saint-Cyr-les-Colons. Comme Fourniret à cette époque... Ces éléments troublants ont d'ailleurs permis à Me Pierre Gonzalez de Gaspard, l'avocat des parties civiles, d'obtenir une prochaine audition du tueur en série dans ce dossier.

En attendant, dans son petit appartement d'Avallon (Yonne), Claude Domece, le père de Marie-Angèle, et Véronique, son autre fille, se débattent avec leurs tourments intérieurs. «Quelques jours après sa disparition, lâche le père de Véronique, on m'a dit que Marie-Angèle avait été aperçue discutant avec un couple étrange dans Auxerre. On l'a vue sortir avec un petit sac de sport alors qu'elle avait laissé tous les vêtements de la semaine dans sa chambre. On a d'abord pensé qu'elle avait pu partir avec un petit copain. «A 75 ans, il me restait une ambition: finir ma vie paisiblement. Je n'aurai même pas cette chance», conclut Claude Domece.

Si ni Michel Fourniret ni sa compagne n'ont évoqué le cas Domece, ils ont mis les enquêteurs sur la piste d'un autre crime commis près d'Auxerre. Un crime sans cadavre. Fourniret, qui habite encore à Saint-Cyr-les-Colons, a besoin d'argent. A l'arrêt sur un parking de l' «autoroute Paris-Sens», à la nuit tombée, il remarque un homme seul qui regagne sa voiture, «une grosse Peugeot». Fourniret met en joue l'automobiliste, «un représentant de commerce», se souvient-il, et réclame son portefeuille. Lorsque celui-ci lui jette avec dédain sa veste à la figure, Fourniret tire au fusil de chasse, pensant, dit-il, l'avoir «touché à l'abdomen». Dans sa fuite, il prend le temps d'aviser les secours depuis une borne d'autoroute. Dans la veste, Fourniret ne découvre qu'une «carte de téléphone, des chewing-gums et une carte d'identité». Le tueur en série se souvient même vaguement du nom qui figurait sur le document d'identité: «Piquina» ou «Viguina».
Les souvenirs semblent précis. Et pourtant, aussi incroyable que cela paraisse, aucun incident de ce type ne semble avoir été enregistré par les services de police ou de gendarmerie à l'époque! Le seul rapprochement qui peut être esquissé concerne une femme, représentante de prêt-à-porter, assassinée dans sa voiture sur une aire de l'autoroute A 26 et dont le corps a été retrouvé enterré dans les bois, en octobre 1988...
Le tueur en série n'a pas, on le voit, livré tous ses secrets. Un seul de ses crimes, hormis celui qu'il revendique sur l'autoroute, répondra à un mobile non sexuel. C'est en effet pour de l'argent qu'il tua la femme de son ancien compagnon de cellule, Jean-Pierre Hellegouarch, qui avait commis l'imprudence de lui confier l'endroit où était dissimulé un trésor en lingots d'or: le reliquat du butin du gang des postiches. «Il n'y avait là aucun aspect d'agression sexuelle, mon but unique était un transfert de propriété», précisera cyniquement Fourniret aux enquêteurs belges.

C'est grâce au magot des «postiches» qu'il a pu quitter Saint-Cyr-les-Colons et s'acheter la propriété de Sautou, dans les Ardennes. Un nouveau «terrain de chasse».






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